Rencontrer son sentiment de fond en focusing

Résumé

Cet article décrit une méthode de découverte du sentiment de fond et de travail sur celui-ci en focusing. Sont expliqués ici le concept même de sentiment de fond ainsi qu’une méthode afin de le détecter et le rencontrer en soi. Ensuite, par diverses technique de focusing, un travail profond et bienveillant sur ce sentiment de fond peut s’opérer.

Généralités

Cet article, pour sa pleine compréhension, requiert des bases de connaissances en focusing. Si vous n’avez pas les connaissances en question, il pourrait être utile de parcourir :

En focusing, la première des six étapes décrites par Pr E. Gendlin, c’est de dégager l’espace. Dégager l’espace permet de se préparer au changement. Cela octroie la possibilité de se consacrer à une question spécifique de notre vie. En quelque sorte, il s’agit d’une forme de relaxation émotionnelle. Nos soucis de l’instant sont respectueusement mis sur le côté afin de pouvoir ensuite se concentrer sur un seul. Une fois l’espace dégagé, nous pouvons enfin entamer un travail en profondeur.

La deuxième étape survient lorsque nous portons notre attention à la question de notre choix. Généralement, j’effectue mes propres séances de focusing accompagné d’une ou d’un partenaire. Il ou elle prend le rôle de la personne qui écoute. Est-ce que je lui partage le sujet ou la question du jour ? Est-ce que je lui dit concrètement « Aujourd’hui, je désire travailler mon différend de voisinage » ? Pas forcément. Je le ferai si je juge que c’est important pour son travail de personne qui écoute. Cette deuxième étape nous invite à laisser un ressenti corporel émerger. Ce ressenti, nous allons alors pouvoir lui apporter notre présence, notre bienveillance et notre curiosité. Déjà à ce stade se produit souvent un premier changement. Ce premier changement, s’il a lieu, est la claire indication que d’autres mouvements plus importants sont accessibles. Ils vont survenir, c’est plus que probable.

Se désidentifier de ses problèmes

Le processus qui m’invite à dégager l’espace et ensuite y inviter mon problème ou ma question, ce processus implique un principe clair : il y a moi et il y a ce problème. Effectivement, le processus même du focusing invite à se désidentifier du problème. Ce problème m’affecte, mais il n’est pas moi. Il empiète sur la vie mais je n’y suis pas identifié.

Découvrir le sentiment de fond et s’en dissocier

Gendlin pourtant remarque que certains sentiments sont présents en nous depuis tant de temps qu’ils font un peu partie des meubles. Ils sont tellement anciens en nous qu’on finit par croire qu’il font partie de nous. C’est ainsi que Gendlin nous invite à porter attention en focusing à ce sentiment de fond, qu’il appelle aussi la « toile de fond » (background feeling). Ainsi, Gendlin ajoute : « Il y a souvent aussi un sentiment de fond; on se sent comme toujours morne, toujours un peu triste, toujours pressé ou effrayé, en train de forcer, seul, etc. ». Gendlin alors d’ajouter : « Quel qu’il soit mettez ce sentiment de fond à l’extérieur de vous,…c’est souvent en dégageant son espace de « la toile de fond » et en le déposant que peut s’ouvrir ce grand espace » (Gendlin – focusing, 1981 et 2006).

Certaines personnes sont très au fait de leur sentiment de fond. Elles savent cette tristesse ou cette colère qui les suit depuis tant d’années. Pour de nombreuses autres, c’est beaucoup moins aisé. La toile de fond est présente depuis tant d’années qu’on ne la voit plus du tout. Dans d’autres cas, on la voit mais on est tellement convaincu(e) que rien ne peut être fait… qu’on préfère l’ignorer.

Afin d’identifier ce sentiment de fond, ou encore cette « toile de fond », je formule une invitation. Celle-ci est inspirée des travaux de Joan Klagsbrun (1999, p.163) et Mary McGuire (1999, p.181). Tout d’abord, la personne est invitée à se détendre et à respirer, à s’asseoir dans une position confortable, centrée et enracinée (en portant attention au contact de ses pieds avec le sol) amenant l’attention à l’intérieur de soi.

  • « Évoquez un moment agréable ou un lieu paisible et ressentez-le dans tous ses aspects agréables ».
  • « Remarquez s’il y a quelque chose qui interfère entre vous et ce ressenti agréable; reconnaissez ce qui est là sans le juger ».
  • « Voyez s’il y a un sentiment ou une sensation de fond, quelque chose que vous portez tout le temps au point de ne même pas la remarquer ».

Cette technique permet de ressentir en soi tout ce qui entrave la possibilité de profiter de quelque chose de positif. Parfois, je cite certaines possibilités, afin d’élargir le champ des possibles. « Il peut s’agir d’un rapport au temps, un agacement par exemple, ou encore la possibilité de profiter de ce que la vie a à offrir, ou encore une forme de honte, de culpabilité ou de peur ».

  • « Mettez de côté chaque préoccupation que vous portez, accompagnée de son ressenti global, en laissant chaque aspect se placer à une distance adéquate et prenez le temps de ressentir ensuite la différence dans votre corps ».
  • Prenez le temps de sentir si votre espace intérieur est plus dégagé, plus clair.
  • Restez avec cette énergie vitale différente, dans ce vaste espace. Goûtez cette mini vacance une minute ou plus.

Parvenir à identifier un problème auquel on est confronté, cela permet en quelque sorte d’établir une distance à ce problème. Nous n’y sommes plus identifié, mais plus confortablement désidentifié.

D’autres invitations encore émanent des travaux de Marine de Fréminville. Parmi celles-ci :

  1. Après avoir dégagé votre espace de ce que vous portiez dans votre corps, prenez le temps de sentir si vous êtes en contact, aujourd’hui, avec un sentiment, un ressenti de fond. Voyez si vous pouvez trouver un mot ou une image pour la décrire. Pouvez-vous l’identifier ? Voyez ce qui vient, quelle sorte de « toujours » ou de « souvent » est présent pour vous, aujourd’hui ou ces jours-ci? Quelque chose de toujours ou souvent (ou un peu): morne, lourd, triste, fâché, pressé, inquiet, vigilant, effrayé, seul, petit, etc. Peut-être avez-vous une image qui illustre cette tonalité de fond? Si rien ne vient aujourd’hui, vous l’avez peut-être remarquée à un autre moment.
  2. Remarquez et sentez quelle est votre attitude en présence de votre toile de fond : rejet, impatience, frustration, colère, fuite ou négation, tolérance, acceptation, compassion, etc. Pouvez-vous avoir une attitude bienveillante envers elle? (Si votre Toile de Fond est récurrente, il est possible que quelque chose n’ait pas été écouté et ait besoin de votre présence).
    Puis vient une invitation à rester en présence :
    – Vous est-il possible de rester en présence à cela un moment ?
    Ou, une invitation à établir une distance :
    – Préférez-vous en prendre une certaine distance ?
    Il existe une autre façon simple de prendre une distance :
    – Si vous désirez en prendre une certaine distance, demandez-vous : Comment serait ma vie sans cette toile de fond ? Comment ce serait pour moi si elle n’était pas ou plus là ? Sentez ce qui vient. Puis j’offre une invitation particulière qui, au fil des années, engendre chez les participants une expérience très intéressante. Je les invite à aller plus loin.
  3. Sentez ce qui vient si vous vous demandez: Comment ce serait au-delà de cette toile de fond? (…si souvent là…). Les participants font fréquemment l’expérience d’un grand mouvement intérieur (shift), suite à cette invitation. Une femme a vu sa vie d’une façon complètement différente après cette expérience. Elle a rencontré sa « vraie nature » pour la première fois. Au-delà de l’obstacle apparent de son ressenti de fond récurrent se trouvait la lueur implicite de son vrai soi. Ces découvertes puissantes sont à la base de ma motivation qui me pousse à continuer à offrir cette invitation à aller « au-delà » : pour permettre l’ouverture d’une nouvelle porte, pour rejoindre et entrer en contact avec ce joyau implicite qui est en nous. – « Sentez ce qui vient si vous vous demandez : Qui suis-je au-delà de ce ressenti de fond? » Cette invitation peut permettre à quelqu’un de voir au-delà de son identité apparente et peut être « secoué » par ce « qui je suis » auquel il est identifié. Comme un participant disait : « Je me suis vu et j’ai éprouvé un ressenti de force et de confiance à l’intérieur de moi mais je ne suis pas habitué à me sentir comme cela. Qu’est-ce qui va arriver si mes proches me voient comme cela? J’ai peur de perdre leur amour ». Il arrive souvent que l’émergence d’une énergie nouvelle, fraîche, magnifique a besoin d’être écoutée, ancrée, pour trouver des façons de la conserver et d’éviter de retomber dans la vieille façon d’être. Gendlin en enseignant le Focusing, invite la personne à prendre le temps d’accueillir ce qui est venu et à le protéger des critiques intérieures.
  4. Aujourd’hui, j’invite les personnes que je reçois à prendre le temps d’explorer leur sentiment de fond ou toile de fond en Focusing. Parfois, cela demande du courage de porter attention à un ressenti de fond désagréable. Cependant avec l’expérience du Focusing nous savons que quelque chose de « plus », de pas encore accessible, peut émerger. Cela devient un voyage intéressant de passer à travers le processus en ressentant, faisant de la place et écoutant ce que ce ressenti de fond a à dire. Suivent ici des invitations qui peuvent être utilisées avec un partenaire ou seul, en tenant compte du rythme d’exploration propre à chacun : en explorant, prenant une pause, en se ressourçant puis en y revenant plus tard pour garder en soi la capacité d’accompagner ce ressenti de fond.
    – Si vous vous sentez à l’aise de rester avec ce ressenti de fond, prenez le temps de le ressentir. Décrivez-le. Sentez ce qui vient… Est-il possible de l’écouter et de découvrir ce qu’il a à vous dire ? Sentez de quoi vous auriez besoin pour être capable de rester avec un tel ressenti un peu plus…
    – Sentez ce qui vient si vous vous demandez : Comment ce ressenti aimerait-il que je sois avec lui ? Comment cette toile de fond aimerait-elle que je prenne soin d’elle? Qu’est-ce que je n’ai jamais fait pour cette toile de fond ? Si vous voulez aller plus loin, vous pouvez explorer un lien éventuel avec quelque chose de réprimé dans ce cas :- voyez si vous pouvez ressentir ce qui aurait été réprimé en vous.- sentez ce qui vient, si vous vous posez la question: Qu’est ce qui aurait dû arriver à la place de cela (ce qui a été réprimé)?

En travaillant avec le sentiment de fond en focusing, j’ai pu découvrir que sa récurrence est souvent reliée à quelque chose de réprimé, quelque chose qui date de l’enfance, comme une vieille blessure et qui essaie de s’exprimer d’une manière peu agréable. On peut alors poser une question structurante « Quelles autres réactions auriez-vous pu avoir à ces moments-là ? ». Cette question devient une invitation à recréer un histoire plus positive. Activant des ressources comportementales, la personne s’invite à réécrire ce qu’elle aurait pu avoir comme comportement. Cette réécriture de l’histoire active alors une modification des croyances limitantes. En réalisant qu’elle est désidentifiée d’une histoire de vie qui aurait pu se passer différemment, la personne peut renforcer des ressources dormantes ou enfouies jusqu’ici. Le résultat peut être profond et durable.

Pour sa part, Shirley Turcotte a aussi eu l’occasion d’aborder la problématique des traumatismes vicariants. Les traumatismes vicariants sont ce qu’on pourrait appeler des empreintes familiales anciennes. Il peut s’agir d’une frustration familiale portée de génération en génération, ou encore d’une honte ou d’une obligation à atteindre des objectifs élevés. C’est ainsi que Mme Turcotte décrit « Lorsque nous faisons face à un sentiment de fond fort et récurrent dont la récurrence laisse perplexe et crée même de la honte, il peut être très approprié de se poser la question suivante : – Et s’il y avait quelque chose dans cette ‘Toile de Fond’ qui ne m’appartenait pas ? Quelque chose que j’aurais absorbé de mon environnement (familial, personnel, historique, géographique, transgénérationnel, etc.) ? Remarquez, sentez ce qui émerge tel que cela se présente. Turcotte a relaté, lors d’un atelier sur les traumatismes en Ontario, que 50% des personnes qu’elle recevait vivaient les effets de traumatismes vicariants! Ce qui veut dire que ces personnes ont absorbé beaucoup d’éléments de leur environnement : parents, proches, etc. Compte tenu des histoires familiales souvent difficiles à retracer, le traitement est-il complexe ? Fort heureusement, il n’est pas nécessaire de rechercher toute l’histoire familiale pour explorer la toile de fond. La sagesse corporelle attirera l’attention vers ce que nous avons besoin de savoir et de travailler.

Une alternative consiste à poser la question suivante :

– Mon corps sait-il que cette situation traumatique, stressante) est finie ? Cela peut apporter un grand soulagement. Vérifier avec notre corps pour s’assurer qu’il sait que « c’est fini » peut avoir un grand effet sur la personne qui a pu porter les impacts traumatiques si longtemps, C’est une chose de savoir rationnellement que la situation traumatique appartient au passé et une autre expérience complètement différente de laisser le corps sentir et reconnaître cette réalité. Prendre le temps de vivre cela peut alléger considérablement le poids de cette mémoire passée ressentie, en débloquant et permettant l’émergence d’une énergie vitale nouvelle latente qui attendait de pouvoir émerger dans le présent.

Ou encore, de se poser la question de l’origine, souvent perdue, de la difficulté :

Est-ce que ce ressenti particulier – le sentiment de fond –  est arrivé concrètement dans ma vie?
Par exemple : « Je ressens à nouveau comme une sorte de peur d’être… (écrasé, coincé)…Est-ce que quelque chose comme ça m’est arrivé? »

Le résultat du travail sur le sentiment de fond

Se donner le temps, les moyens de l’exploration du sentiment de fond est une occasion de se reconnecter à soi. La toile de fond désagréable, lorsque nous nous serons désidentifié d’elle et que nous lui aurons apporté ce dont elle a besoin en termes de soins, se décollera et se posera. Ce qui pourra alors émerger librement, c’est un ressenti positif, puissant et inattendu : la source d’amour en nous, un sentiment d’appartenance à un monde plus grand, un sentiment de confiance, de force, d’être chez soi, créatif, unifié ou connecté, un ressenti de bonheur…L’invitation sera alors de laisser se sentiment-là grandir, se renforcer encore, et surtout, de le laisser vous accompagner tout au long du reste de votre vie. L’exploration de la toile de fond, au-delà des conditionnements, des identités enfouies, des blessures et des traumatismes peut transformer graduellement ce qui était ressenti au départ comme un poids ou un fardeau, en une expérience de plein développement de notre être. Ce travail peut ouvrir une porte spéciale favorisant l’accès à ce qui était implicitement là, en nous: notre vrai soi, notre vraie nature ou notre véritable identité. En adoptant une attitude bienveillante et beaucoup de patience, nous pouvons nous retrouver et avoir accès à notre essence.

Bibliographie

Fréminville (de), M. Le pouvoir transformateur de la toile de fond en focusing

Fréminville (de), M. (1988). La psychothérapie expérientielle selon Gendlin. Bilan et Perspective. Université de Montréal. Montréal, Québec.

Gendlin, E. T. (1981). Focusing. Second Edition. New York: Bantam Books, chapter 7, pp. 71-82. Nouvelle édition en français, Focusing- Au centre de soi, Éditions de l’homme, Montréal, 2006.

Hinterkopf, E. (1998). Integrating Spirituality in Counseling. A Manual for Using the Experiential Focusing Method. Alexandria: ACA, p. 110.

Klagsbrun, J. (1999). Focusing, Illness and Health Care. Model to Bring Focusing into Medical Settings. Chap. VII. The Folio: Journal for Focusing and Experiential Therapy, Vol. 18, pp. 161-170.

McGuire, M & McDonald, M. (1999). Focusing and Caring Touch. The Folio: Journal for Focusing and Experiential Therapy. Vol. 18, pp. 179-185.

Turcotte S. & Poonwassie A. (2004). Multigenerational Vicarious Trauma, Focusing Oriented Therapy. DVD. Vancouver.